La situation est pour le moins cocasse, mais s’explique par le fait qu’ils ont pu se changer bien au chaud au domicile de Millepattes, à quelques minutes de là. Avec les années on devient plus douillet, faut ce qu’il faut !

La porte du tonneau franchie, et très vite refermée pour couper court au puissant courant d’air froid, c’est avec plaisir que nous retrouvons la douceur du monde des Fées, et ses 5 à 6 degrés de moyenne. La descente des puits n’est que formalité, jusqu’au prochain arrêt à la base du puits de la Peur. Après nous être séparé du matos vertical, l’étape suivante, c’est le débouché de la galerie des Epées, pour l’usuel petit coup de brosse à risette, afin de nous débarrasser de notre accoutrement glaiseux. Ce brin de toilette est bon pour le moral, mais surtout, permet d’entreprendre les travaux topographiques dans des conditions optimales, gage d’un travail de qualité, et de surcroît, qui influencera certainement sur la durée des travaux.

Après avoir enfilé nos combis étanches, cap sur une nouvelle galerie à découvrir, à savoir celle qui est la plus proche en prenant dans l’ordre, soit exactement où nous sommes !... En effet, le lieu où nous astiquons habituellement nos combinaisons, en bordure d’une grande étendue d’eau profonde, marque également le début d’une galerie qui n’a jamais été explorée. Il y a 2 ans, en arrivant ici par la galerie Merlin, nous avons recoupé une sorte de grand collecteur temporaire, donc parcouru pas une rivière uniquement lors des crues.

A l’époque, comme un lac profond défendait la suite du côté de l’amont, c’est tout naturellement que nous nous sommes dirigés à l’aval, où aucun obstacle ne se dressait sur notre route. Dès lors, chaque fois qu’une équipe passe par ici, les regards sont immédiatement attirés par cette grande avenue de 5 x 7 mètres, au tiers inondé. Les gens sont d’abord surpris qu’une galerie pareille soit restée vierge aussi longtemps, et ensuite ils essayent de percer le mystère de la paroi qui nous fait face de l’autre côté du lac, à une vingtaine de mètres. D’après les suppositions, il devrait s’agir d’un cul de sac, où alors un simple virage, où encore le départ d’un grand siphon.

Cette énigme trotte depuis longtemps dans nos esprits, et aujourd’hui, nous avons le privilège de pouvoir desceller les portes de l’ignorance. A cet effet, il suffit bien sûr de traverser le bassin profond, et pour cela nous avons 3 moyens :

  • « Le pur et dur », qui consiste à nous élancer à la nage dans de l’eau à 4 degrés ; c’est alors la problématique pour dessiner et prendre les mesures.

  • « En 1ère classe », le déplacement assis confortablement dans un bateau gonflable ; il faut alors faire les navettes avec des cordelettes pour récupérer l’embarcation entre les personnes.

  • « Le compromis », assis au centre d’une chambres à air de camion, donc moitié dans l’eau moitié au sec.


  • Après concertation, c’est la dernière alternative qui est adoptée ; si d’autres lacs se présentent ensuite, ce sera le moyen le plus performant puisque c’est également celui que nous utilisons pour franchir la galerie Viviane Dame des Lacs, et ses nombreux bassins successifs.

    Après nous être mis à l’eau, Patrick prend la tête. Il doit sûrement apprécier ce moment si exaltant et en même temps particulier, propre aux navigateurs explorateurs ! C’est du 100% bonheur, d’autant que plus nous avançons et plus la largeur augmente, jusqu’à atteindre 4 mètres. Assis dans nos canots de fortune, nos mains nous servent de pagaies. Le mouvement doit être suffisamment efficace et coordonné pour avancer dans le bon sens... mais pas trop non plus pour ne pas chavirer ; si si, Patrick en a fait l’expérience…

    Après une vingtaine de mètres, la fameuse paroi est maintenant à notre portée. Et une fois de plus, tous nos pronostics fondent comme neige au soleil, nous sommes en présence d’une galerie qui se démarque à gauche et à droite ! C’est même un peu plus compliqué que cela, car légèrement décalé, nous voyons aussi une grande fenêtre trouant la paroi, recoupant peu après un autre conduit ; n’oublions pas que nous sommes toujours en Suisse, un vrai gruyère !...

    Une fois débarqué, nous inspectons les lieux en détails. Nous comprenons que le collecteur principal provient de la gauche, mais l’eau a aussi creusé d’autres galeries parallèles d’aussi grandes proportions, se raccordant les unes aux autres pour aboutir ici. Je perds beaucoup de temps à dessiner cet ensemble, ce n’est pas si évident de représenter tous ces volumes qui se recoupent. Sans compter que le conduit principal qui va suivre se dédouble encore, bref, ce n’est pas le genre d’endroit où il faut s’essayer à la topographie ! En revanche, le cadre dans lequel nous évoluons est admirable. Partout, la roche est meurtrie par le travail de l’eau. L’érosion a commencé par creuser des marmites et autres cuvettes, qui en s’agrandissant se sont pour la plupart rencontrées, ne laissant alors que des bribes de parois élancées. Certaines sont tranchantes comme des rasoirs, d’autres arrondies car plus usées, ou alors il ne reste plus que des simples vagues figées. Ce grand patchwork calcaire est une hymne à la nature, encore faut-il aimer contempler ce genre de spectacle pour en apprécier la richesse. Mais toute cette beauté comporte également son revers. A l’instar d’un magnifique rosier, cet endroit n’a d’épine que pour celui qui veut le franchir !...

    Dans la galerie des Epées, nous savons que les risques proviennent exclusivement des lames de rocher, longues et menaçantes. Mais partout où nous posons les bottes, le calcaire adhère parfaitement, ce qui nous permet de contrôler plus ou moins bien la situation. Ici, en comparaison, les lames sont tout aussi présentes, mais de bien moindre importance. Cependant, la grande différence, c’est qu’il s’entremêle aussi des portions de roche lisse comme une peau de bébé, ce qui, avec la présence sous nos bottes d’un peu d’argile récoltée ici et là, rend le terrain aussi glissant que du verglas !

    Alors justement, au bout de quelques minutes, j’étais plongé dans mon dessin quand un « badaboum » accompagné d’un « Aaaaaargh... », vient me sortir de ma concentration. En me retournant brusquement, je vois mon équipier étendu les quatre fers en l’air au milieu du champ de bataille karstique ! En d’autres lieux, la situation provoquerait de grands éclats de rire, mais sur un sol si tourmenté, perdu au milieu de nulle part à 200 mètres sous la surface, les conséquences peuvent rapidement prendre des allures de tragédie. Le pire, c’est que c’est la seconde fois en l’espace de quelques instants, qu’il glisse au même endroit ! Sauf que là, il n’a pas réussi à rétablir l’équilibre et s’est retrouvé projeté sur le dos un bon mètre plus bas.

    Par chance... aucune lame tranchante n’est venue croiser sa chute. Néanmoins, sa jambe est venue frapper lourdement une proéminence. Malgré quelques mauvaises grimaces en se relevant, il semble qu’il n’y a rien de cassé. Cela montre que malgré l’expérience et toute l’attention que l’on peut porter aux pièges que nous côtoyons sans cesse, nul n’est à l’abri d’un incident. Le risque fait partie intégrante de notre activité, nous en sommes pleinement conscients. D’ailleurs, je me demande bien si c’est peut-être pas ce petit côté aigre-doux qui rend l’exploration si grisante ?



    Après cette anicroche, le travail méthodique des topographes reprend. La galerie est toujours aussi belle, tout comme la section fort respectable, environ 4 x 6 mètres. L’endroit prend désormais le nom de : Galerie des Nymphes, les fameuses fées qui hantent et protègent les rivières, et peut-être même certains spéléologues ! Plus loin, au sein d’un élargissement formant un grand contour, notre attention est captée par une sorte de grand champignon central, érigé en compagnie d’autres petits frères et sœurs de moindres importances, sur lesquels une douche arrivant des plafonds, vient généreusement répandre ses flots. L’eau, bien chargée en calcium, a partout déposé son bel habit du dimanche, un spectacle toujours agréable dont on ne se lasse jamais. En levant la tête, difficile d’éviter la rincée pour essayer d’apercevoir d’où vient l’eau, il s’agit en fait d’une grande cheminée mesurée sur 25 mètres.

    A l’extérieur du tournant, en bordure d’un bassin, un méandre de dimension très honnête s’éloigne. Il y a quelques années, à défaut d’exploration, nous nous serions précipités dedans ! Mais actuellement nous avons mieux à faire un peu partout dans le réseau, alors comme c’est d’usage, nous marquons juste un petit point à la peinture rouge, pour un éventuel raccordement topographique.

    Nous arrivons ensuite au départ d’une grande allée rectiligne, se perdant dans la nuit lointaine. Après une vingtaine de mètres, toujours rien à l’horizon ; la galerie devient un peu plus haute, environ 4 x 8 mètres ! Bien que Patrick, l’équipier boiteux… est toujours motivé, pour ma part, le cœur n’est plus vraiment à l’ouvrage. Il faut dire que je viens de dessiner plus de 200 mètres de conduits en plan et en coupe, à l’échelle 1/200, comprenant des boucles, croisements et autres complications du genre, alors pour moi la coupe est pleine ! En conséquence, la décision est prise de mettre un terme à nos investigations.

    De retour à la galerie des Epées, le vestiaire du jour, nous pouvons tomber les combinaisons étanches et remplir nos kits pour le retour. Il est 18 heures au moment où le convoi express s’aiguille en direction la sortie, et tout juste 19h30 lorsqu’il arrive à la station terminale : « Bunker Follatons » ! Dehors, un vrai temps de loup, 5 centimètres de neige sont tombés au cours de la journée. En plus la température est passée à -2 degrés, bref, une bonne petite mise en condition pour affronter les prochaines sorties hivernales...

    Avec 228 mètres de topographie, le développement du réseau passe à 14'455 mètres. La galerie des Nymphes remonte parallèlement à la galerie Merlin, et se dirige en plein sur la galerie Céleste, une autre galerie qui sera prochainement explorée à partir de la salle du Col. Peut-être un jonction en vue, alors pour tous les pronostiqueurs : A vos marques, prêts, feu !...