Jour de chance pour les uns, la plupart considère quand même cette journée sous le signe du malheur. Cette superstition, relayée au fil des âges, semble provenir de l’histoire biblique. En effet, lors du dernier repas de Jésus, c’est Judas le 13ème disciple qui l’a trahit, et c’est un vendredi que le Christ fut crucifié. Plus récemment, au 14ème siècle, c’est également un vendredi 13 que Philippe le Bel, alors roi de France, mit un terme à l’organisation de l’Ordre du Temple, plus connu sous l’appellation des Chevaliers des Templiers. Ce jour-là, il fit arrêter et massacrer la presque totalité des membres, s’accordant ainsi les pleins pouvoirs. Toutes ces histoires ont marqué de nombreuses générations, et encore de nos jours beaucoup de gens haïssent ou bénissent cette combinaison du vendredi et du 13. Mais pour Claudal et votre serviteur, c’est un jour comme un autre, et de toute façon, dans ce réseau si étendu il doit bien exister quelques bonnes fées bienveillantes qui veillent sur nous...

Avec les récentes tombées de neige, c’est à nouveau en raquettes que nous accédons au gouffre. A l’entrée, l’épaisseur du manteau atteint le mètre, ce qui devient assez inhabituel en rapport à ce que nous connaissons depuis une quinzaine d’années. Au bas de premier puits, le bouchon de glace a encore augmenté de volume, ce qui provoque maintenant une étroiture entre le R3 et le P7. Dans le puits de la Douche, l’épaisseur de la glace sur les parois n’a guère changé, en revanche la carapace présente sur toute la longueur de la corde est plus importante. C’est même franchement inquiétant pour le premier à descendre, le mousqueton de freinage ne suffit plus, il faut encore effectuer une boucle au dessus du descendeur, où l’angle vif avec la tranche de l'instrument permet de briser la couche de glace. Les conditions actuelles frôlent les limites de la sécurité, ce n’est plus raisonnable.

Le plus judicieux serait d’enlever l’équipement entre chaque sortie, cependant, cela représente quand même une centaine de mètres de cordes. Entreposer ce matériel dans le gouffre ne serait pas la solution, la saturation d’humidité ne tarderait pas à figer les cordes même soigneusement lovées, et l’on se retrouverait avec un écheveau de spaghettis ! Il reste alors la possibilité d’apporter et reprendre à chaque fois le matériel, mais quand l’on sait ce que nos sorties représentent en effort et en temps, on peut se demander si l’enjeu en vaut la chandelle. Car en effet, vouloir entrer par la Baume des Follatons où nous sommes sensés nous économiser par rapport à l’entrée des Fées, c’est effectivement valable en été, mais les dernières expériences nous prouvent que c’est bien différent en hiver. Bref, laissons tout ça cogiter, de quoi méditer pendant la longue pause printanière.

Pour l’heure, nous poursuivons la descente des puits. Dans la rivière Changelin, le ruisseau est plus conséquent que la dernière fois, et malgré les moins 4 degrés que nous avions ce matin sur le parking, c’est la preuve que l’eau réussi quand même à se faire un chemin depuis la surface. Dans la zone des lacs, suite à la récente crevaison d’une de nos chambres à air, nous n’avons pas encore eu le temps de la remplacer, c’est pourquoi le bateau resté en stand by reprend du service. C’est Claudal qui l’utilise, il ne faudra pas longtemps pour lui rappeler qu’il n’offre aucun avantage par rapport aux chambres à air, tellement plus maniables pour la navigation, et surtout plus pratiques à transporter entre les bassins. Dans la galerie Viviane – Dame des Lacs, la quinzaine de mètres où nous côtoyons la rivière Lanceleau nous indique que son débit est plus important que la moyenne. Mais pas de quoi nous inquiéter, nous poursuivons.

Dans la galerie Arthur, longue de presque 400 mètres, la progression assez sportive ne tarde pas à nous surchauffer. Avec nos combinaisons étanches c’est assez compréhensible, mais les quelques bassins de cette galerie nous obligent toutefois à les conserver, et de plus nous ne savons pas ce que la suite de l’exploration va nous réserver.
Nous arrivons enfin à notre précédent terminus, au croisement d’une galerie se greffant sur la nôtre. Appelée Pendragon, rien de mystique avec ce nom, dans les légendes arthuriennes il s’agit simplement du père du roi Arthur. Aujourd’hui, nous n’allons pas explorer cette galerie, car il s’agit d’un affluent. En effet, malgré la configuration pratiquement horizontale du secteur, nous savons immédiatement dans quel sens se trouve l’amont ou l’aval d’un conduit, simplement en observant les cupules occupant généreusement les parois. Celles-ci étant asymétriquement concaves, la cursivité la moins prononcée nous indique toujours la direction de l’aval, le sens où l’eau se dirigeait lors du creusement, et probablement le même de nos jours lorsque les crues parcourent les lieux. De plus, la galerie Arthur fait environ 2 x 3 mètres, il en est joliment de même pour la galerie Pendragon, alors quand on voit que l’aval a doublé de section, cela prouve bien que nos 2 galeries convergent dans la même direction. Et puisque nos envies nous poussent à rejoindre la rivière « Enchantée », le fameux collecteur hypothétique qui hante nos esprits depuis le début de l’aventure des Fées, c’est donc en suivant le chemin de l’eau que nous avons peut-être quelques chances de le rencontrer.

Avec des dimensions honorables de 4 x 5 mètres, la galerie qui nous fait face est très alléchante... c’est pourquoi notre repas est rapidement envoyé, afin d’entrer au plus vite dans le vif du sujet ! Après seulement 30 mètres d’exploration, nous n’en croyons pas nos mirettes, une seconde galerie nous rejoint en rive gauche. Tout comme la galerie Pendragon, il s’agit d’un nouveau conduit qui afflue. Celui-ci portera le nom de galerie 13, petit clin d’œil au jour d’aujourd’hui. Avec Claudal nous sommes très stimulés, cette découverte vient encore gonfler la section de notre galerie, que nous décidons d’appeler Excalibur, avec la présence de nombreuses et grandes lames de rocher parfaitement poli. La section fait en moyenne 4 x 7 mètres, nous nageons en plein océan de bonheur.

80 mètres plus loin, après quelques virages, la galerie décrit un brusque coude à droite, au niveau d’une petite marche remontante. Un méandre se détache sur la gauche, pas vraiment de quoi nous attirer avec sa largeur de 80 centimètres... Cependant, en tendant l’oreille, Claudal perçoit un bruit sourd dans le lointain, comme un grondement de rivière. Cette fois la donne a changé, comme par hasard nous nous engouffrons sans discuter dans le méandre... De 60 à 80 centimètres de large pour environ 2 à 3 mètres de haut, la pente descendante est assez inhabituelle pour le réseau, c'est sûr nous n’allons pas tarder à croiser quelque chose. Une fine couche d’argile recouvrant les parois nous indique un ennoiement général, ce qui est assez compréhensible puisque nous évoluons au-dessous du niveau de la galerie Excalibur, où l’écoulement des crues doit probablement s’effectuer librement.

Bientôt, notre méandre crève le plafond d’un petit conduit transversal, où je distingue sur le côté une grande quantité d’eau en mouvement. Difficile d’en savoir plus depuis mon promontoire, je décide alors de désescalader une verticale d’environ 3 mètres, où quelques lames me facilite la descente. L’eau en furie provient d’une petite galerie sur la gauche, et plonge aussitôt sous une voûte formant siphon. A coup sûr, nous sommes en présence d’un regard sur la rivière Lanceleau, qui nous accompagne bien sagement depuis que nous l’avons quittée dans la galerie Viviane – Dame des Lacs. C’est en soi une bonne nouvelle, tout comme nous elle suit la géologie du terrain, il est même probable qu’un moment donné nous partagerons la même galerie. C’est extrêmement réjouissant, néanmoins, la progression dans une rivière d’une telle importance risque également d’être problématique. On verra bien ce jour-là, pour le moment laissons nous guider au gré des mystères de l’imprévisible, c’est tellement mieux ainsi.

De retour au carrefour, nous poursuivons l’exploration de la galerie Excalibur, toujours aussi merveilleuse de par ses dimensions, la beauté de ses formes et la quasi absence de sédiments. La topographie avance bon train, il faut dire que les longueurs des visées varient entre 7 et 19 mètres ! Depuis le début de la galerie Arthur la direction générale n’a pas changé, et malgré quelques brusques changements de direction nous évoluons toujours au nord-est.
Bientôt, au départ d’un rectiligne presque parfaite la galerie devient plus étroite, la section passe à 3 mètres de large et presque 10 mètres de haut. Mais cela ne dure pas, soixante mètres plus loin notre conduit bifurque à nouveau et les proportions reprennent la normale, environ 4 x 6 mètres. Ici, le concrétionnement refait généreusement son apparition, cela fait presque 600 mètres qu’il nous a quitté ! Dans le virage, un grand dôme concrétionné trône au dessus d’un bassin, nous obligeant à nous agripper sur les bombements de sa robe de calcite, pour éviter l’eau. Car le décor a également changé au niveau de la nature du sol, une zone de lacs se profile à l’horizon.

Ils ressemblent vaguement à des grands gours, mais la calcite a engendré une sorte d’anneau intérieure composé de grands cristaux, sur toute la circonférence des bassins. Ces excroissances baignent juste sous la surface de la nappe, leur teinte brunâtre leur enlève un peu de charme esthétiquement, mais n’entache en rien la particularité de ces formations. Nous ne savons pas comment poursuivre notre route, sans obligatoirement poser les bottes sur l’une ou l’autre de ces surfaces. Passer dans l’eau ne changerai rien, le franchissement d’un bassin à l’autre s’effectue quand même en prenant appui sur les bordures. Finalement, nous progressons tant bien que mal en passant d’une rive à l’autre, en essayant de limiter au mieux les dégâts. Après une vingtaine de mètres de gymnastique... nous décidons d’en rester là pour aujourd’hui. Il est 19h45, il est temps de penser au retour, nous avons encore du chemin à parcourir avant de retrouver la nuit étoilée. Nous venons de lever 400 mètres de topographie, une sacrée belle avancée avec l’habituelle précision des détails que nous apportons à nos plans.

Le retour s’effectue à vitesse plus réduite, nous savons que la fatigue est souvent responsable de faux pas ou glissades qui, avec la présence régulière de lames de roches acérées, serait vite source de complications. Proche de la sortie, au franchissement du Goulet des Aveugles, le vent glacé du courant d’air nous transperce littéralement, mais vu l’étroitesse des lieux il n’y a pas d’autre choix que de prendre notre mal en patience. Ici, nous avons déjà l’impression que les températures sont descendues, fait qui sera confirmé dès le sommet du puits de la Douche. En effet, à cet endroit, bien que nous soyons encore une trentaine de mètres sous la surface, tout notre matériel est déjà figé par le gel. C’est le cas de nos longes qui sont raides comme des piquets, de même que les cordelettes qui équipent nos sacs et pédales d’ascension, mais cela concerne également les mousquetons, dont le doigt d’ouverture est bloqué. C’est gênant pour les mousquetons des longes d’assurance, il faut alors les cogner contre quelque chose de rigide pour qu’ils s’ouvrent... Nos combinaisons et gants ne sont pas non plus en restes, ils sont rigides comme du carton. Maintenant une chose est sûre, il va falloir faire vite, sinon notre présence risque de transformer le secteur en « Pompéi glacé »...

Il est 00h30 lorsque nous émergeons en surface. En voyant la lune, nous comprenons que le ciel est bien dégagé, ce qui explique pourquoi les températures ont dégringolé. Nous chaussons rapidement nos raquettes, et c’est presque au pas de course que nous dévalons le chemin pour nous rendre au parking. Malgré l’effort, le froid nous glace lentement, nous savons que cela ne va pas s’arranger pour nous changer ! Et c’est peu dire, au véhicule le thermomètre affiche moins 12 degrés, et de surcroît nous sommes parqués en plein vent ! D’ailleurs cela commence bien, il nous faut déjà 10 minutes en nous alternant, pour tenter de défaire le double nœud qui ferme un des sacs. Il est bien sûr figé par la glace, et malheureusement pour nous les clés de voiture sont soigneusement réduites à l’intérieur !... Ensuite, pour enlever le baudrier, la combi et tout le reste, pour chaque minute de mouvement il en faut presque 5 pour récupérer un peu de mobilité. C’est les doigts qui souffrent le plus, mais les pieds bien humides ne sont guère mieux lotis... C’est dire si cette séance de déshabillage restera dans nos mémoires, un vrai calvaire !

Claudal n’est pas parvenu à enlever sa sous combinaison, et c’est ainsi vêtu qu’il s’engouffre dans le véhicule. Au village, parqué devant le pub, le seul établissement encore ouvert pour boire quelque chose de chaud à 01h30 du matin, je vois encore le regard hébété d’un passant, lorsqu’il a vu deux hommes dans un véhicule à l’arrêt, dont un à moitié nu en train de se rhabiller... Sans nul doute, ses pensées ne devaient pas refléter les bonnes mœurs, honte à nous !!!...

Le bilan de cette journée fut très productif, la quinzaine d’heures que nous avons passées sous terre nous a permis de rapporter 400 mètres de topo, le développement du réseau passe ainsi à 13'761 mètres. Pour nous deux, avec les péripéties de neige et de glace des 3 dernières sorties, nous sommes suffisamment rassasiés, la prochaine expédition aura probablement lieu après la fonte des neiges, dans 3 à 4 mois si tout va bien.